Degas |
En passant, il fallait faire
attention aux chaussons postés devant chacune des portes qui donnaient sur les
différentes chambres. Soraya avançait à pas de loup dans le noir, les pieds
nus. Elle connaissait par coeur ce trajet, les distances, les largeurs, et elle
savait qu'elle pouvait traverser cet espace les yeux fermés. Mais elle se garda
bien de les fermer, l'enjeu était trop grand. Il ne fallait surtout pas
réveiller la famille. Elle adorait escalader chacune de ces sandales qui
patientaient jusqu'à l'aurore en attendant d'être réchauffées par leurs
propriétaires. Elle imaginait qu'elle
était une fée géante et qu'elle traversait un fleuve rempli de barques où
vivaient des lutins: la prudence devait être de mise car elle ne voulait pas
les réveiller.
Elle arriva tout près de la
porte de la salle de bain. Le soir elle avait fait attention à laisser la porte
entrouverte afin qu'elle n'ait pas à
faire de bruit au moment l'ouvrir. Elle priait en silence pour que personne ne
se soit levé cette nuit .Ouf, la porte était entrouverte et même franchement
ouverte. Elle entra dans la petite pièce,chercha l'emplacement de
l'interrupteur. Elle le trouva tout de suite. Elle posa uniquement sa main
dessus sans appuyer, sortit le bout de son nez pour vérifier que personne ne
l'avait vue entrer ici. Puis elle verrouilla la porte soigneusement et alluma
la lumière. Elle patienta quelques instants afin de s'assurer du silence
ambiant.
Soraya avait des dizaines de
fois tentée cette expérience sans jamais
la mener à son terme. La culpabilité probablement. Cette fois-ci cela en était
trop pour elle .Elle n'en pouvait plus de vivre ce cauchemar sans nom, cette
injustice. Elle était plus que jamais décidée. Sa souffrance était beaucoup
trop grande. Elle essayait de se convaincre que son corps lui appartenait et
qu'elle avait tout les droits sur lui, même si ses parents passaient leur temps
à lui démontrer tout leur pouvoir sur elle.
La salle de bain était une
pièce froide d'un bleu méditerranéen. Le lieu était hostile, mouillé, humide.
Il fallait faire vite.
Elle ouvrit les portes de la
colonne bleue et examina l'intérieur en prenant le temps de bien distinguer
l'emplacement de chacune des choses qu'elle contenait. Elle en sortit une serviette jaune d'une assez grande
épaisseur et la déposa délicatement sur la machine à laver le linge qui se
trouvait tout à côté. Elle passa les mains dessus en guise de repassage afin de
ne laisser aucun pli. Elle saisit un
instant le reflet de son regard dans le miroir et se dit qu'elle n'était pas
comme les autres. Elle avait un visage éclatant de blancheur qui contrastait avec la couleur ébène de sa
chevelure. Elle se demandait souvent pourquoi ses parents avaient mis ce miroir
à sa hauteur. Elle regarda longuement chacun de ses traits et elle se dit
qu'elle n'avait quand même pas de chance. Pourquoi devait-elle souffrir et pas
ses autres copines? Elle enviait chaque
jours ses camarades qui n'avaient pas de contrainte. Elle se demandait pourquoi
Dieu l'avait dotée de tant de complications .Elle finissait par croire qu'elle
devait être un exemple de courage et de sacrifice pour mériter cela.
Elle se ressaisit en pensant
que bientôt tout cela serait terminé. Elle serait bientôt libre, légère. Son
calvaire allait se terminer. Une autre vie pour elle pourrait commencer. Elle
savait aussi qu'elle passerait par l'enfer des
injures,des coups et des larmes,mais la violence qu'elle supportait dans
le silence était encore pire. Rien que de penser au geste qu'elle allait
accomplir lui donnait des noeuds ,mais il la sauverait.
Elle se déshabilla et regarda
son corps encore en pleine transformation. Elle chercha ensuite les instruments
qui allaient servir à son acte. Elle ouvrit la trousse à pharmacie qui se
trouvait sur la plus haute étagère,la déposa sur la serviette jaune. Elle en
sortit un peigne, une crème grasse et la grosse paire de ciseaux. Elle observa
cet objet long et coupant. Elle avait du mal à bien le tenir entre ses doigts
car il était plutôt lourd. Elle le déposa sur la serviette jaune et rangea le
reste dans le meuble.
Elle se regarda comme cela une
dernière fois. La maison était silencieuse. Pour se donner du courage,elle
repensa à toutes les fois où elle avait eu mal. Toutes ces fois où des mains
indélicates se posaient sur elle et la maltraitaient. Toutes ces fois où elle
sentait son corps se raidir. Elle pensa aux jambes qui l'enchâssaient pour
l'empêcher de fuir. Elle pensa à toutes les moqueries qu'elle subissait, toute
cette honte de ne pas être comme les autres. Elle détestait sa mère, son père
qui étaient responsables de ces moments de tortures puisque c'est eux qui
l'avait fait naitre ainsi. Elle saisit la paire de ciseaux doucement, sourit à
sa face et saisit très fermement sa tignasse. Oui une tignasse, pas vraiment une
CHEVELURE. Elle écarta les ciseaux et coupa une mèche, puis deux puis trois.
Son corps commençait à flotter. Elle acheva de se couper les cheveux. Il ne lui
restait plus que deux centimètres. Le sol était recouvert d'un tapis de cheveux
noirs. Elle se mit à rire d'un rire nerveux mais jouissif. Elle piétina ce
tapis de toute ses forces. Son corps trépignait de joie à l'idée de ne plus
supporter ce poids, cette masse qui l'empêchait d'être vue. Elle ramassa ses
cheveux morts depuis longtemps et les enfouit dans un sac qu'elle ferma
soigneusement. Elle rangea ses instruments et contempla son visage, radieux,
léger, rayonnant et ouvert. Elle se doucha pour enlever les derniers poils qui
lui piquaient encore le corps et se rhabilla d'une longue robe de nuit prune.
Elle saisit le peigne et la crème grasse et les jeta à la poubelle.
La maison était toujours
silencieuse et endormie. Les souliers dans le couloir toujours patients. Elle
regagna sa chambre, s'allongea sur son lit et se remémora une dernière
fois, pour enfin oublier toutes les
scènes quotidiennes de coiffage que sa
mère lui avait infligées depuis tant
années. C'était terminé la prison des jambes de maman, le peigne arrachant la
racine du cheveu, les douleurs du cordon enroulé chaque soir pour désépaissir
le cheveu, le foulard écrasant les filaments des cheveux de devant....et puis
son père ne l'appellerait plus « mon tignasson »
Soraya souffla doucement .Li
fet met[1],
se dit-elle. Et elle s'endormit profondément.
Texte écrit en 2010 à partir des visuels de DEGAS
Texte écrit en 2010 à partir des visuels de DEGAS
Je trouve ton histoire très belle.
RépondreSupprimerFelicitations Karima.
Juliana
Je te remercie Juliana.
RépondreSupprimerMerci de lire aussi.
K.