lundi 20 mars 2017

Le gamin



 Je l'ai rencontré ce matin même dans une sorte de salle conçue spécialement pour ce genre d'entretien. Une salle scindée en deux par une grille. De part et d'autre de cette grille un comptoir était installé, probablement pour y déposer ses coudes afin de permettre à nos mains de contenir la tête de temps en temps ou bien de les cacher ; elles nous trahissent si souvent, elles aussi.
Je l'ai vu, il me regardait avec un air piteux. Il baissait souvent les yeux. Je ne le lâchais pas.
Par contre, j’attendais que lui cède.
Une minute, deux minutes après les présentations, rien, il ne disait rien. Il était prostré. Après tout, il ne me connaissait pas.
Je l'invitais à me parler. J'insistais sur le fait que j'étais là pour l'écouter et surtout pour comprendre. Puis brutalement sans prévenir il vociféra des insultes :
— Puis merde, fais chier, je l'ai butée oui.
Après un long silence, il ajouta qu'il avait du mal à expliquer son geste. Il était jeune, dans la fleur de l'âge, la vie devant lui, comme il disait. Dans la seconde qui suivait son regard se transformait, devenait glacial et hermétique, il était violent et ses mains gesticulaient nerveusement. Dans ces moments il disait souvent « oui je l'ai butée, mais c’est pas ça que je voulais faire ». Il voulait lui montrer qui était l'homme, c'est tout. Je l'écoutais, impassible et attentive, je le regardais sans abandonner une seconde ses yeux. Je voulais le lire, extraire ses pensées, violer son inconscient.
Il lui arrivait de traverser des moments d'accalmie, c'était des instants où l'un et l'autre pouvaient se reposer.
À un moment, il se leva et fit des pas dans la salle. Le garde bien évidemment arriva. Je le sommais par le regard de rester à distance et d'être vigilant malgré tout. Il se passait quelque chose. Cela dura 15 minutes, interminables minutes. Son va-et-vient continuel finissait par laisser des traces sur le parquet déjà vieilli.
Il avait peur, de sa vie, pour sa vie « elle est fichue maintenant » répétait-il convaincu. Il n'avait que 25 ans.
Il me demandait comment allaient ses enfants, comme cela au milieu d'une phrase. Je le rassurais. Je lui demandais de me raconter à nouveau dans quel état il était au moment de son acte. On pouvait dire qu'il se sentait comme un malade à ce moment-là. Il avait cette arme dans sa poche, tout contre son corps et il ne se rendait pas compte qu'elle pouvait un être un instrument destructeur et capable de modifier des destinées en quelques secondes. À des moments il savait qu'il aurait pu lui même se tuer après cet assassinat, mais il se trouvait lâche... et il ne l'a pas fait. Il poursuivit. Elle était belle, jeune, elle avait tout pour elle.
Il était 3 heures du matin selon lui, il rentrait d'une soirée plutôt joyeuse, mais il n'ignorait pas qu'il avait bu. Il précisa énergiquement qu'il ne supportait pas les remontrances d'une merdeuse.
— Vous parlez de votre femme, lui demandais-je
Il me répondit avec une agressive rapidité.
— De qui alors ? On parle d'elle non !!
— Oui, nous parlons de votre femme, en effet.
Elle était morte, nous le savions tous les 2.
Il voyageait dans cette salle, en balançant tantôt des obscénités sur elle, tantôt des mots tendres. « Elle n'avait pas à me dire que je n'étais pas un homme ».
Il était rentré à 3heures du matin, saoul et armé. Il se souvint de cette date avec une précision compulsive. C'était y a trois mois, deux jours et 7 heures avait-il renchéri, en regardant l'horloge accrochée sur le mur, il jouissait presque de s'en souvenir. Il raconta qu'elle l'avait attendu jusqu'à cette heure tardive de la nuit. Rien que cette idée paraissait l'horripiler. Il disait souvent qu'il n'était plus un gosse et qu'elle n'était pas sa mère. Il sonna à l'interphone donc, il y avait trois mois, deux jours et 7 heures. Elle répondit d'après lui violemment via ses lignes invisibles en le traitant de gamin et d'irresponsable, qu'il avait des gosses à élever, une femme, et qu'elle en avait marre de l'attendre chaque soir et supporter ses gamineries. Il insista sur le fait qu'elle lui dit tout cela par l'interphone, des sons irréels et à la fois lointains. Elle ne voulut pas l'ouvrir cette fois-ci. Il ne semblait pas supporter l'idée d'être à la rue « comme un clochard, moi, un clochard !! » Grognait-il. 
À partir de là, il ne se souvint plus de rien.
Un bruit.
Une masse qui tombe dans un ralenti interminable.