vendredi 28 septembre 2012

CHOISIE



Voeux brûlants
C’est vendredi soir, le début du week-end, j’étais presque sure que cela arriverait pendant un moment important de la semaine et non pas entre deux portes au moment de la pause café, avec ce va-et-vient des gens qui me donnerait l’impression d’une indifférence que je ne supporterais pas. Ma vie est courte je le sais alors autant la vivre avec intensité.
J’attends depuis déjà deux heures dans ce sas, je perçois le jour assez régulièrement pour voir mes camarades vivre leur vie, enfin. Mon tour viendra, j’en suis sur. J’ai beaucoup voyagé, vécu des transformations importantes dans mon existence et je sais que mon rêve va se réaliser quoi qu’il advienne. On rêve tous. Même cette femme qui m’a prise par hasard un jeudi.
Nous ne sommes plus que deux à attendre. Je suis à l’aise à présent, il y a de l’espace. Je rêve assez souvent d’une autre vie, peut-être dans d’autres contrées avec d’autres coutumes et d’autres langues, ma vie serait peut-être plus longue si j’avais vécu à Cuba, qui sait. J’accepte ma destinée et mon rôle aussi. Je sais que j’ai été conçu pour rien, juste pour donner du plaisir.
Ce soir c’est mon tour d’intervenir, de montrer mon existence dans son intensité la plus totale. Parmi les convives, je suis préparée et prête à tout entendre et tout donner. Je suis en première loge, faut croire que mon élégance et ma taille longiligne séduit beaucoup de monde. Je sais que je n’ai pas beaucoup de conversation, que je suis assez soumise et envahissante, mais je sais me faire sentir et entrainer les autres. Cela fait partie du jeu.
Ce soir le cercle est restreint, quelques camarades d’une autre école sont là à partager le petit bout d’existence qui fait de nous une communauté, finalement. Je sais que je suis utile pour elle, cette femme qui m’a choisi pour accompagner sa vie, ses moments de détente ou de stress pour mourir même peut-être. La conversation tourne autour du plat que dégustent les convives, pas très passionnant et surtout c’est un sujet avec lequel je rentre facilement en rivalité. Moi je n’aime pas les odeurs, il n’y a que la mienne qui m’intéresse et celles de mes camardes. J’aime me mélanger aux odeurs qui me ressemblent. Vous allez trouver que je suis raciste, oui, peut-être !
Cette femme me tient le bras, me respire quelquefois avec sensualité, je suis folle de bonheur de savoir que j’ai été choisi par une élégante main, un sourire radieux et une bouche pulpeuse d’où sort de belles paroles douces et enivrantes. Je sais aussi que j’ai ce pouvoir-là, de l’exciter et de la rendre maitresse de moi, enfin au moi pour cette soirée. Je suis prétentieuse et dangereuse aussi. Elle doit le savoir, si je suis là !
Parfois, suis tranquille à entendre mon tour sur le cercle des cendres de l’existence qui se gonfle au fil du temps qui passe. La Terre est froide pour moi quand elle me laisse seule, même si mon corps boue sans arrêt. Je déguste les relents de parfums, d’odeurs de plats, de transpiration, de boisson alcoolisée… je n’étouffe pas non, j’aime sentir que je participe à l’éteinte de l’espèce et je jouis de le vivre dans la jouissance de l’autre. Pourtant, cette femme sait que sa vie est entre mes mains, mais elle croit que c’est elle qui me tient entre les siens. C’est faux et c’est là toute la subtilité. Faire croire aux gens qu’ils choisissent, qu’ils maitrisent leur vie alors qu’ils sont manipulés.
Ils sont naïfs, elle aussi, mais c’est son choix. Elle m’a choisi avec d’autres pour éteindre son existence, j’ai été embauché pour la détruire. Elle semble en avoir entendu parler, mais tant qu’elle ne sent rien, elle s’en fiche. Moi, je n’ai aucun scrupule. Je suis bien, je joue mon rôle. Je l’allume. Elle mourra un jour, grâce à moi et à d’autres aussi. C’est tout une organisation, une sorte de projet conçu par un ensemble de gens en secret qui ont décidé d’exterminer les autres, les faibles, les frustrés, les soumis, ceux qui se croient forts… Je me suis introduite dans ce cercle pour embaumer, flouter leur existence.
Dans la pièce, y a de la joie partout, des rires, des cris quelquefois. J’observe la scène de mon lieu de prédilection, en compagnie de mes camarades quoi n’ont pas souffert, mais qui se sont aussi sacrifiées dans cette aventure. Je suis heureuse de jouir enfin, d’être au centre de tout cela. Elle me caresse de ses doigts, m’embrasse, me respire, me rend vivante et utile. Mourir dans la jouissance finalement, c’est ce que nous faisons toutes les deux.
Je partage ce moment avec une autre camarade qui va vivre un peu plus longtemps que moi, nous échangeons, mêlons nos envies à celles des autres.
Il est temps pour moi de partir, de laisser la place. Entre ces doigts je sais que je diminue et je la diminue, que je sers dans sa gorge, que ma vie aura un sens puisqu’elle va se réincarner à l’intérieur de son corps sous une autre forme avec l’aide de toutes mes amies, je le sais.
Elle me respire une dernière fois, ferme les yeux pour vivre cet orgasme final, je sens des frémissements moi aussi…. Elle m’écrase au fond du cercle de cendre rempli de mégots qui est mon cimetière à présent et elle respire à nouveau.
Nous nous retrouverons…
En cendre.                                                                              

"Partir, c'est mourir un peu.Ecrire, c'est vivre davantage."



Extrait d'IMPROMPTUS, La correspondance

André Comte-Sponville (1996)


Sauf mégalomanie particulière, on ne correspond qu'avec ses contemporains[…], et il y a là, me semble-t-il, quelque chose d'essentiel à la correspondance, qui fait sa pauvreté et son prix. Un vivant s'adresse à un vivant, et non pour les siècles des siècles ( comme certains écrivains, point toujours les meilleurs, dans leurs livres), mais pour partager quelque chose, un événement, ou une pensée, une émotion ou un sourire, presque rien souvent et c'est l'essentiel de nos vies, pour partager cette pauvreté que nous sommes, que nous vivons, qui nous fait et nous défait, avant que la mort nous prenne, pour ne pas renoncer, tant que nous respirons et quels que soient les kilomètres qui  nous séparent, à la douceur de vivre ensemble, en tout cas en même temps, à la douceur de partager et d'aimer.. Contemporains de la même éternité, qui est aujourd'hui. Passants dans le même passage qui est le monde. Tourgueniev, sur son lit de mort, voulut écrire une dernière lettre à Tolstoï : " Monsieur, ce fut un grand bonheur que d'avoir été votre contemporain." Tout le monde n'est pas Tolstoï, Tout le monde n'est pas Tourgueniev. Pourtant c'est un peu ce que nous voudrions dire, dans nos lettres, et que nous disons en effet, par nos lettres, par le simple fait d'écrire, et quoi que nous disions en vérité. Si l'on met de côté les échanges purement professionnels ou administratifs, c'est presque toujours d'amour que l'on écrit, et par amour, que cet amour soit de passion ou d'amitié, de famille ou de vacances, profond ou superficiel, léger ou grave. Je t'écris pour te dire que je t'aime ou que je pense à toi, que je me réjouis, oui, d'être ton contemporain, d'habiter le même monde, le même temps, de n'être séparé de toi que par l'espace, point par le cœur, point par la pensée, point par la mort. Partir, c'est mourir un peu. Écrire, c'est vivre davantage.
De nos jours, certes, le téléphone pourrait surmonter l'obstacle de la distance, et le surmonte en effet, qui transmet la parole à travers les pays ou les continents. On continue pourtant de s'écrire, et point seulement par économie. Plusieurs même, et j'en suis, préfèrent recevoir une lettre plutôt qu'un coup de fil. Pour quelle raison ? Parce que le téléphone est importun, indiscret, bavard. Aussi, parce que quelque chose ne peut être dit, ou mal, que seule l'écriture peut porter. L'écriture naît de l'impossibilité de la parole, de sa difficulté, de ses limites, de son échec. De cela qu'on ne peut dire, ou qu'on n'ose pas, ou qu'on ne sait pas. Cet impossible qu'on porte en soi. Cet impossible qui est soi. Il y a les lettres qui remplacent la parole, comme un ersatz, un substitut. Puis celles qui la dépassent, qui touchent par là au silence. Celles-là ne remplacent rien, et sont irremplaçables. Ce dont on ne peut parler, il faut l'écrire.
Je me souviens, adolescent, avoir échangé des lettres avec telle jeune fille que je côtoyais tous les jours, au lycée, avec qui je parlais, et les lettres pourtant faisaient entre nous un lien plus essentiel, plus profond, plus intime. Elles passaient parfois par la poste, parfois de la main à la main,  et cela ne nous jamais paru saugrenu ni absurde. Pourquoi s'écrire quand on peut se parler ? Parce qu'on ne peut pas parler toujours, ni de tout, parce que la parole peut faire obstacle à la communication, parfois, ou la vouer au bavardage, parce qu'il faut prendre le temps d'être seul, d'être vrai, parce qu'il est doux de penser à l'autre en son absence, dût-on le voir le lendemain, de lui dire la place qu'il occupe dans notre vie, même quand il n'est pas là, dans notre cœur, dans notre solitude, et c'est ce que la parole ne saura jamais faire, puisqu'elle l'abolit. La parole ne nous rapproche d'autrui, bien souvent, qu'en nous séparant de nous-mêmes, et ne nous rapproche ainsi de l'autre que fictivement, qu'en surface ou pour la montre. Dans une lettre, au contraire, on n'atteint autrui qu'en restant au plus près de soi. Mais on l'atteint, de moins cela arrive, et à une profondeur où les paroles n'accèdent rarement. L'écriture est plus proche du silence, plus proche de la solitude, plus proche de la vérité.