Extrait d'IMPROMPTUS, La correspondance
André Comte-Sponville (1996)
Sauf mégalomanie particulière,
on ne correspond qu'avec ses contemporains[…], et il y a là, me semble-t-il,
quelque chose d'essentiel à la correspondance, qui fait sa pauvreté et son
prix. Un vivant s'adresse à un vivant, et non pour les siècles des siècles (
comme certains écrivains, point toujours les meilleurs, dans leurs livres),
mais pour partager quelque chose, un événement, ou une pensée, une émotion ou
un sourire, presque rien souvent et c'est l'essentiel de nos vies, pour
partager cette pauvreté que nous sommes, que nous vivons, qui nous fait et nous
défait, avant que la mort nous prenne, pour ne pas renoncer, tant que nous
respirons et quels que soient les kilomètres qui nous séparent, à la douceur de vivre
ensemble, en tout cas en même temps, à la douceur de partager et d'aimer..
Contemporains de la même éternité, qui est aujourd'hui. Passants dans le même
passage qui est le monde. Tourgueniev, sur son lit de mort, voulut écrire une
dernière lettre à Tolstoï : " Monsieur, ce fut un grand bonheur que
d'avoir été votre contemporain." Tout le monde n'est pas Tolstoï, Tout le
monde n'est pas Tourgueniev. Pourtant c'est un peu ce que nous voudrions dire,
dans nos lettres, et que nous disons en effet, par nos lettres, par le simple
fait d'écrire, et quoi que nous disions en vérité. Si l'on met de côté les
échanges purement professionnels ou administratifs, c'est presque toujours
d'amour que l'on écrit, et par amour, que cet amour soit de passion ou
d'amitié, de famille ou de vacances, profond ou superficiel, léger ou grave. Je
t'écris pour te dire que je t'aime ou que je pense à toi, que je me réjouis,
oui, d'être ton contemporain, d'habiter le même monde, le même temps, de n'être
séparé de toi que par l'espace, point par le cœur, point par la pensée, point
par la mort. Partir, c'est mourir un peu. Écrire, c'est vivre davantage.
De nos jours, certes, le
téléphone pourrait surmonter l'obstacle de la distance, et le surmonte en
effet, qui transmet la parole à travers les pays ou les continents. On continue
pourtant de s'écrire, et point seulement par économie. Plusieurs même, et j'en
suis, préfèrent recevoir une lettre plutôt qu'un coup de fil. Pour quelle
raison ? Parce que le téléphone est importun, indiscret, bavard. Aussi, parce
que quelque chose ne peut être dit, ou mal, que seule l'écriture peut porter.
L'écriture naît de l'impossibilité de la parole, de sa difficulté, de ses
limites, de son échec. De cela qu'on ne peut dire, ou qu'on n'ose pas, ou qu'on
ne sait pas. Cet impossible qu'on porte en soi. Cet impossible qui est soi. Il
y a les lettres qui remplacent la parole, comme un ersatz, un substitut. Puis
celles qui la dépassent, qui touchent par là au silence. Celles-là ne
remplacent rien, et sont irremplaçables. Ce dont on ne peut parler, il faut
l'écrire.
Je me souviens, adolescent,
avoir échangé des lettres avec telle jeune fille que je côtoyais tous les
jours, au lycée, avec qui je parlais, et les lettres pourtant faisaient entre
nous un lien plus essentiel, plus profond, plus intime. Elles passaient parfois
par la poste, parfois de la main à la main,
et cela ne nous jamais paru saugrenu ni absurde. Pourquoi s'écrire quand
on peut se parler ? Parce qu'on ne peut pas parler toujours, ni de tout, parce
que la parole peut faire obstacle à la communication, parfois, ou la vouer au
bavardage, parce qu'il faut prendre le temps d'être seul, d'être vrai, parce
qu'il est doux de penser à l'autre en son absence, dût-on le voir le lendemain,
de lui dire la place qu'il occupe dans notre vie, même quand il n'est pas là,
dans notre cœur, dans notre solitude, et c'est ce que la parole ne saura jamais
faire, puisqu'elle l'abolit. La parole ne nous rapproche d'autrui, bien
souvent, qu'en nous séparant de nous-mêmes, et ne nous rapproche ainsi de
l'autre que fictivement, qu'en surface ou pour la montre. Dans une lettre, au
contraire, on n'atteint autrui qu'en restant au plus près de soi. Mais on
l'atteint, de moins cela arrive, et à une profondeur où les paroles n'accèdent
rarement. L'écriture est plus proche du silence, plus proche de la solitude,
plus proche de la vérité.
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