Découvert |
La tentation de l'impossible |
Il est à nouveau
venu. Il est là, l’homme au costume noir. Pourquoi ? Que cherche-t-il ?
Il a ce regard différent sur moi ou, est-ce moi qui m’intéresse à lui ? Je
prends le temps de le regarder. J’ai de la chance, il est juste en face de moi.
Je ne vois que lui. Il porte toujours le même costume, ses traits sont beaux,
son visage allongé, sa tenue toujours propre. J’aime voir dans ses yeux ce
rayonnement. Est-ce parce qu’il jouit de peindre ou parce qu’il me peint
moi ? C’est difficile à savoir, mais je veux paraitre heureuse et je crois
qu’il me voit belle. C’est cela qui compte.
*
Il y a cette musique
dans ma tête, splendide quand je promène mon pinceau sur cette toile blanche.
Puis cette femme qui ressemble à des notes perdues sur une partition, qui pose
là, à nouveau, qui est-elle ? Elle me fixe de son regard égaré à la
recherche de je ne sais quoi. Que désire-t-elle ? Elle porte dans son
corps la grâce de l’enfantement. Mon pinceau glisse sur la toile, laissant la
trace des violences que je perçois dans le grain de sa peau si tannée, alors
que paradoxalement elle est si gracieuse. Elle veut que je voie sa beauté, que
je la dessine, que je donne des couleurs à son être. Elle veut que je prenne
son corps peut-être, que je le fasse jouir. Elle s’ouvre à moi par son regard,
me pénètre elle aussi. Que voit-elle ? Un pauvre mec coincé qui vient
s’éclater en peignant des nus ? Un homme d’affaires qui court par monts et
par vaux et qui vient se masturber les yeux avant de poursuivre son
boulot inintéressant et vide ?
Et elle, qui
est-elle ? Son visage si beau est si triste et plein d’amertume. Tout ce
mélange la rend surprenante. Elle a peut-être cru au grand amour un jour et l’a
perdu pour toujours.
Elle doit avoir la
trentaine sûrement. Son regard vitreux la rend presque hermétique aux autres
qui la regardent eux aussi. Je pose un instant mon pinceau pour reculer, afin
de mieux voir l’ensemble de mon tableau. On dirait qu’elle a bloqué son souffle.
J’ai l’impression qu’elle attend de voir l’expression de mon visage pour
respirer. C’est cela sa vie alors ! Attendre un frémissement de quelque
chose pour exister ?
*
Ça y est c’est le
verdict, à chaque fois qu’il recule, c’est une caresse ou le fouet. Je ne lâche
pas son regard d’une seconde, je ne veux rien perdre. Il avance, recule,
caresse la toile de petites touches rapides et régulières avec un pinceau plus
fin. Que fait-il ? Mes cheveux, il doit peindre ma chevelure. Ah ces
cheveux ! Toute une histoire. Oui de ce côté-là la génétique ne m’a pas
raté. Toute mon enfance a été un cauchemar, et les séances de coiffage avec ma
mère des supplices. J’en veux encore à mes parents de m’avoir donné une
chevelure aussi compliquée à coiffer. Comment va-t-il la représenter, comment
la voit-il ? Cela me fait sourire de penser encore à mes parents, toujours
là malgré mon âge. Est-ce ma nudité qui me ramène à ma naissance ?
*
À quoi pense-t-elle ?
Est-elle en train de m’imaginer nu moi aussi ? Elle serait déçue. J’ai un
corps pubère encore malgré mes 40 ans et puis je n’ai aucune rondeur aux
fesses, c’est mon drame. Un cul plat. À chaque fois, j’ai cette image de moi
petit, passant mon temps à me contenir, à retenir mes émotions et j’imagine que
mes fesses n’ont pas pu pousser. Je trimbale cette idée depuis toujours. Faut
s’imaginer les parents que j’avais quand j’étais petit. C’était l’église tous
les dimanches, l’aumône et puis surtout défense de parler de sexe sous peine de
recevoir une raclée. C’était quelque chose de dégoutant pour eux. J’ai grandi
dans les tabous, dans les non-dits, dans les silences. C’est con comme idée et
pas très scientifique, mais bon, y’a peut-être un peu de vrai dans tout cela.
Par contre, elle, quelle générosité et quelles fesses magnifiques ! Elle,
elle devait avoir des parents compréhensifs, généreux, altruistes. Ce devait
être des artistes voyageant tout le temps. Les parents rêvés quoi. Je délire
sur son cul et sur nos parents, quelle connerie ! Elle sourit, elle est
jolie.
*
Je vois qu’il se
rapproche de la toile et attend, un léger rictus aux lèvres. Il me sourit,
c’est moi sur la toile. Je réponds par un sourire timide, mais sincère. Il
soulève la tête pour me regarder en vrai.
Pourtant il ne répond
pas à mon désir de contact avec lui : il est resté avec la représentation
de moi sur la toile. Je suis pourtant réelle et en chair… J’insiste. En vain.
Je crois qu’il
dessine mon postérieur, cela se voit à sa manière de se pencher sur le côté
pour voir les détails. J’aime cette partie de mon corps si ronde, si parfaite,
c’est le seul endroit de mon corps bien posé, harmonieux et stable : sûrement
mon centre de gravité.
Il se concentre. Il
me juge ? Non. Il n’est pas là pour ça. Il est venu réaliser un corps, peut-être
m’accompagner dans mes doutes et mes incertitudes. Il est peut-être venu
libérer ce que renferme mon corps ? Qui sait !
Il a l’air de tracer
à présent des ondulations assez longues, son geste est plus ample : mes
rondeurs probablement. Non mes audaces ! Il se concentre sur mon corps,
mais que lit-il ? Nos regards se chevauchent. J’ai croisé ce même regard
ce matin quand je suis entré avec mon peignoir dans l’atelier. Un regard plein
de tendresse et de chaleur. Nous n’avions pas échangé un seul mot, ce n’était
pas la peine. De toutes les manières j’étais trop occupé à penser à ma posture,
à construire mon image, celle que je crois vraie. J’avais encore une fois le
cœur plein de palpitations, et la peau de sueurs. Mes mains étaient moites et
crispées.
— Quelle posture
voulez-vous que je prenne ? Lançai-je nerveusement au professeur en
arrivant.
— Comme vous avez
envie d’être, répondit-il, la nudité est personnelle, c’est vous qui la
façonnez.
Sa réponse délicate
je la connaissais, mais je voulais gagner du temps afin de décider ce que
j’avais envie de montrer de moi ce jour-là. Je lui répondis par un sourire en
coin sans conviction, et je me dirigeais vers la scène. Oui une scène, je me
mets en scène, je me joue, je me parle, je pose mon âme là sur cette estrade.
Les artistes ont eu la
finesse de s’occuper ailleurs, afin de me laisser m’installer comme je l’entendais.
C’est nouveau dans la vie pour moi, de choisir ma position, d’être libre de
m’interpréter. Oui c’est cela, mettre en lumière ce que je passe mon temps à
cacher.
Encore une fois ce
matin, je me suis demandé pourquoi j’étais venue. Des doutes nouveaux. C’est
fou comme la vie est faite. Je suis nue, sur cette scène, j’offre mon corps à
l’interprétation de ces personnes alors que je me cache à longueur de journée,
que je n’existe presque même pas ? Et là tous ces yeux qui peignent en
silence mon intimité, qui peignent dans mon intimité profonde. Oui c’est cela
que je suis venue chercher, mon intime mis à nu, mon corps libéré de toutes
entraves. Je reste les yeux ouverts pour voir mon spectacle, c’est moi
l’actrice. Mais je dois quand même improviser, c’est bon tout de même
l’imprévisible. Ma vie est tellement dessinée et remplie de probabilités. Un
mari, une maison, des enfants.
*
Texte écrit à partir des visuels de Magritte
Quel courage cette
femme ! On le sent à sa posture si souveraine et sereine. J’essaie de ne
pas montrer mes émotions, elle doit sentir que je ne suis pas venue pour la
juger ou la jauger. Comment lui faire savoir que je l’admire dans ses formes,
mais aussi dans ce qu’elle dégage de son âme ? C’est un poème, un univers.
Je me régale à la traduire.
Un poème nostalgique
malgré tout. Elle porte tant de minces blessures sur son enveloppe. Mais
lesquelles ? Et ses sillons sur son corps si jeune ? Quel destin a
labouré son champ ? Des grossesses ? Des enfants oui, elle en a sûrement.
Elle est pourtant si jeune, si infantile.
Ses yeux croisent
mon regard questionneur. Elle ne sourit pas, mais relève la tête comme si elle
voulait me lancer un « je suis libre ». Je la crois : je vois
son corps immortaliser sa liberté, mais aussi une certaine retenue, un regard
soumis et distant. Que de paradoxes chez cette femme ! Est-ce mon pinceau
qui la fait vibrer ainsi ? Pourquoi pose-t-elle ? Qu’est-elle venue
chercher ?
Le temps a passé
très vite.
Dans l’atelier un
mouvement frémit. C’est la pause. Le professeur se dirige vers le modèle et lui
tend son peignoir. Elle a un rictus forcé. Je m’assois sur le tabouret installé
derrière moi, j’affine quelques traits avant de poser mon pinceau. Elle se
retire silencieusement, mais pas avant de me jeter un regard complice et presque
tendre. Elle repousse délicatement une mèche de cheveux avec sa main gauche,
qui porte une alliance à l’annulaire : elle est mariée. Son geste
accompagne sa démarche si sûre d’elle.
Est-ce que je vais
lui parler ? A-t-elle envie de parler à un mec comme moi en costume
cravate, coincé comme pas possible alors qu’elle c’est une femme libre, pleine
de respirations et de certitudes ?
J’en profite pour me
dégourdir les jambes et aller fumer une cigarette dehors, histoire de
décompresser, je ne dois pas me tromper sur elle dans ses espérances, elle
parait si fragile.
*
Ce matin je me suis
réveillée légère et vivante. Je savais que cette séance serait importante pour
moi, comme toutes les autres fois d’ailleurs. Je m’étais organisée pour pouvoir
passer à nouveau la journée ici, à l’atelier. Ce n’était pas facile, mais cela
valait la peine. Je me suis préparée, habillée après avoir emmené les enfants à
l’école. J’ai passé deux heures à m’épiler les jambes, le visage, à me faire
des soins de beauté. Ce cérémonial faisait partie de ma liberté, celle de
retrouver mon estime, ma force, ma confiance en la vie. Si difficile parfois à
construire dans le monde superficiel et hypocrite dans lequel je vis.
Ce choix de poser
nue c’est moi qui l’ai fait. J’avais peur c’est certain, mais je devais
dépasser mes craintes et affronter les vrais regards, celui des autres, mais
aussi le mien et les affronter sans apparats, sans faux semblants. Juste nue
face à moi-même. Ces gens-là, qui sont-ils dans ma vie ? Des artistes qui
sondent le corps, l’âme, qui convertissent les traces de la douleur en beauté
picturale ? Je n’ai pas le temps de penser à ma nudité, je vis sous son
leur pinceau, et surtout sous ses doigts, à lui, le temps d’une pause (pose).
Le temps de changer mon regard sur moi ?
J’ai besoin de
m’isoler, pourvu que l’homme au costume ne vienne pas rompre ma paix. Je le
vois sortir, je suis soulagée. J’ai besoin de distance dans cette proximité.
Le professeur me
rejoint malgré tout au bout de 15 minutes, m’invitant à trôner sur mon socle.
Un socle dont je ne dépends pas, un socle qui m’a rendu ma liberté encore une
fois aujourd’hui.
*
Elle revient, encore
plus sûre d’elle. Elle est tout ce que je ne suis pas : le courage, la
confiance, la force intérieure. Moi je suis là à essayer de vaincre mes peurs,
ma vie sans profondeur. Je témoigne dans le silence de sa naissance mise à nue.
Elle sent mon trouble, elle reste accrochée à mon regard. Heureusement que j’ai
la peinture pour m’extirper de mes complexes. Au moins là j’ai l’impression de
créer du sens. Sinon, qu'est-ce que vendre, acheter à longueur de
journée ? Je manipule les gens, l’argent, le temps, l’espace. Pourquoi
cette femme suscite-t-elle tant de questionnement ? Qui est-elle ?
D’où vient-elle ? Que fait-elle de ces journées ? Que de mystères
pour moi !
*
Les autres me fixent
aussi, très sereinement ; J’arrive à reposer mes muscles, je sens autour
de moi de la bienveillance et les pinceaux dansent sur les toiles avec une
concentration apparente. Ce n’est pas comme cette fille dans le bus, ce matin.
Elle était montée à l’arrêt Poincaré et m’avait un peu bousculée pour s’assoir
juste en face de moi, c’était la dernière place assise, on sentait de la
défiance dans son regard. Cette place était la dernière de libre : je
percevais dans son attitude qu’elle n’avait pas eu le choix. Je lui dis
bonjour, elle ne me répondit pas et détourna son attention vers l’extérieur, la
ville, le vide. Elle portait un joli débardeur bleu d’outremer, des sandales,
un short court qui lui allait si bien. Je la regardais au travers de la vitre
et de temps en temps je la contemplais dans les yeux pour scruter son visage si
joliment dessiné. Je tentais des sourires, mais aucune réponse. Je l’imaginais
bien, ce matin, passer du temps comme moi à se préparer, son visage respirait,
ses jambes étaient belles, nettes et paraissaient douces. Mais, elle semblait
avoir peur de moi. Comme beaucoup d’autres d’ailleurs, je le vois tous les
jours. Elle est jeune et déjà des certitudes, mais, peut-être que je me trompe après
tout. Les apparences, j’en connais un morceau.
Et toutes ces
personnes dans cette salle lumineuse qui maintenant me regardent avec des yeux
admiratifs, pleins de générosité, de bienveillance et d’intérêt. Nos vies se
superposent dans l’ignorance que chacun entretient avec l’histoire des autres.
Tout à l’heure on m’ignorait et là, je suis le centre de gravité de ces
personnes. Je me rends compte que cette fille aurait pu être l’une des ces
artistes, elle m’aurait souri peut-être, ici. Je suis là pour ça : faire
ce que je crois, pour moi avant tout.
*
Cela fait deux
heures qu’elle n’a pas bougé. Ses paupières se ferment au ralenti de temps en temps, donnant au tableau une touche
magnifique. C’est comme cela que je l’ai peinte, les yeux fermés, mais le cœur
plein et ouvert. Je traque ces moments où elle va fermer ses yeux.
Je sens du mouvement
dans la salle, la séance va bientôt s’achever. C’est vrai, la lumière n’est
plus la même. Je n’avais même pas remarqué. Le défaut de mon métier : je
ne prends pas le temps de ressentir, d’éprouver. Heureusement je me
soigne : la peinture me soigne.
Le professeur lui
tend à nouveau le peignoir, elle se lève, sourit aux gens. Chacun la remercie
pour sa patience, son don. Je n’ose pas m’approcher d’elle, j’ai peur de toucher
un rêve de trop près et de le voir s’écrouler, alors je reste assis sur mon
tabouret. Elle fait le tour de la pièce avec son peignoir, observe les tableaux
sans un mot, mais son sourire en dit long : elle semble encore plus fière,
d’elle, de ce qu’elle nous inspiré. C’est beau à voir. Elle salue tout le
monde, tout le monde la salue chaleureusement, puis elle dit au revoir et sort.
J’ai pourtant une
envie soudaine de lui parler, d’échanger avec elle, de lui offrir ma toile, je
ne sais quoi. Je nettoie rapidement mes pinceaux. Oui, je veux bavarder avec
elle, lui offrir un verre, voir décliner le jour et ressentir cela avec elle. Vite,
je sors de l’atelier. Au compte-goutte les gens émergent, l’air apaisé et
content. Le temps passe. Je l’attends encore, sous l’abri bus, en face. La
porte claque, je lève les yeux brusquement… une femme, vêtue d’un voile beige
de la tête aux pieds, en sort. Mon cœur bat la chamade : est-ce le
modèle ? Elle traverse la rue, me sourit. C’est elle et je n’en reviens
pas. Mais je lui souris à mon tour. Des myriades de questions foisonnent dans
mon cerveau trop petit pour tout comprendre. Elle est vraiment mystérieuse.
Je la salue, je me
présente à elle, elle me tend la main. Je suis tout bête, je me demande en
quelques millièmes de seconde comment je dois me comporter. C’est ridicule, y a
une heure elle posait nue, là pour moi, et maintenant j’hésite à croiser son
regard.
Ma gène ne dure
heureusement que quelques millièmes de seconde, car elle me propose d’aller
boire un verre quelque part. Je répondis par un oui confus. Nos pas se dirigent
vers les quais, un endroit magique pour voir baisser le jour.
Elle a commencé avec
une certaine aisance et sans pudeur à me raconter sa vie. Son arrachement à son
pays, l’Algérie, son mariage forcé à 17 ans, ses 2 enfants et les cours qu’elle
prend pour se libérer du joug de son mari et de sa belle mère. Elle veut le
quitter, les quitter, elle veut vivre sa vie et offrir autre chose à ses
enfants, mais elle ne peut pas le faire n’importe comment. Elle doit
travailler, pour avoir la garde des ses enfants.
Elle est aussi belle
et gracieuse dans son voile qu’elle l’était, nue ; digne et tellement
vraie. Je lui raconte ma vie, ma petite vie. Elle s’intéresse à moi,
m’interroge sans tabous, elle voit de la profondeur dans ma superficialité,
elle me voit moi.
Le temps s’écoule,
les gens se dépêchent de rentrer chez eux, on doit se quitter. Elle me salue,
et me lance avec assurance :
— Au fait je
m’appelle Samar, cela signifie « conversation du soir ». Et toi c’est
quoi ton prénom ?
— Jonathan, je
m’appelle Jonathan. À cet instant c’est moi qui ai pris un temps d’arrêt, une
pause. C’est à mon tour d’attendre, un frémissement, un « à
bientôt »…
Texte écrit à partir des visuels de Magritte
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