Il a
l’impression que sa vie n’est que d’incessants commencements. Il passe ses
journées à griffonner des lettres et des mots, à aligner des graphèmes courbés,
arrondis, à enjamber de sa mine de crayon les lignes du
cahier ou du carnet qu’il promène avec lui chaque instant de son existence. Il
donne de la forme, de la texture aux mots. Il sait les noircir, les rayer du
monde, les entourer de la force de sa conviction. Chaque minute à écrire est
précieuse. Il collectionne des carnets en tout genre, des dizaines de carnets
qu’il colore de son encre : noire, rouge ou verte selon les rêveries
qu’il fait. Il se dit libre dans ce choix de raconter, de transformer par
l’écriture le monde. Libre. Je l’envie parfois de le voir si éperdu dans
l’espace de la poésie, dans le monde de l’écriture, dans son monde. Je passe de
nombreuses minutes à l’observer tailler sa mine de crayon qui n’en finit
pas de grandir et qui paradoxalement réduit la taille du crayon : une
magie cruelle. J’adore le bruit de ce même crayon qui frotte sur sa feuille, ce
bruit profond, doux et entrainant quand il écrit dans son journal le soir au
moment du coucher. Quelques soupirs accompagnent ses tracés, comme des
escales à l’ivresse. C’est beau et à la fois j’ai l’impression que ce qu’il
imprime sur sa feuille vierge se fixe à la paroi de ses cellules comme des
signes insensés, des envolées de folie qui vont alimenter son obsession
d’écrire. C’est comme si ce besoin d’écrire remplace l’envie d’écrire, comme si
l’envie à son tour devient jalouse et ne sait plus où est sa place. Parfois, il
me dit cette force soudaine et puissante qui l’entraine dans l’abime de ses
commencements sans fin. Je ne comprends souvent pas tout, je me dis qu’écrire
est une bonne chose, un acte de tolérance, un acte politique, un accès à une
intériorité de l’être que le monde d’aujourd’hui empêche d’émerger. Alors je le
regarde.IL me dit que ce sont des histoires sans fin, mais qu’il aime que je le
regarde. Je l’admire. Je sens chez lui une quête d’ajustement des choses, de ré-équilibrage
qu’il trouve dans la musique des mots alors pourquoi s’empêcher ?
C’était un
matin, un jour de mai que la rivière a pris une autre couleur. Nous étions sous
un arbre embarqué dans le balancement de ses remous. Il sortit son crayon et
écrivit quelques mots sur son carnet. Le regard grave, l’allure affirmée, il
avait pris la décision de commencer à écrire des fins et pour cela il fallait
jeter tous ses débuts d’histoires : je sentais là le début de quelque
chose ou la fin d’un début. J’étais perplexe, inquiète et surprise de la suite.
Je me taisais, je ne cherchais pas à intervenir. Il avait quelque chose à
faire. J’étais spectatrice. C’est tout. Il écrivit des phrases et des phrases
sur une feuille, cela dura une éternité. Il me demanda de me taire pendant ce
temps. Puis il la plia en 8 et me la remit entre les mains. Je ne savais pas
quoi faire de ce bout de papier. Il retira une dizaine de carnets de son sac,
les déchira, les uns après les autres sans explication. Je n’avais pas le droit
d’intervenir. Il me l’avait fait promettre avant. Il balança dans l’eau les
nombreux bouts de papier et sans un mot il s’en alla. Il jeta tous ces bouts de
crayons à papier qu’il avait taillé jusqu’à ne plus pouvoir s’en servir. Je
restais là, hébétée, anxieuse. Je dépliais la feuille, je lus : « je
te quitte. Mon crayon n’a plus de mine, l’encre de notre amour se dilue
aujourd’hui sous nos yeux. Un nouveau début pour moi où pour une fois, je ne
suis pas obligé d’en chercher la fin ».
Je restais là sans voix, sans larmes, tremblante. Spectatricetexte écrit à partir des mots soulignés
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